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Le pouvoir d’attraction du monocycle

Le pouvoir d’attraction du monocycle

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Le pouvoir d’attraction du monocycle : leçon d’apprentissage de compétences complexes

Par Eric Grossman

Imaginez-vous surveillant les enfants qui descendent des autobus le matin. La plupart des enfants arrivent sur le trottoir, forment une seule file et entrent à l’école à la queue leu leu comme une horde de fourmis qui suivent la voie tracée devant elles. D’autres se font reconduire par leurs parents tous les matins, parfois contents, parfois gênés qu’il en soit ainsi. Vous vous enorgueillissez de votre école qui encourage le vélo, et d’ailleurs des cyclistes profitent devant vous des nouveaux supports à vélos. Voilà des enfants confiants, indépendants et en santé! Malheureusement, ils ne représentent qu’une faible minorité à votre école. Le vélo était, vous dites-vous, tellement plus courant dans votre temps. Vous cherchez alors des moyens d’encourager les enfants à venir en vélo lorsque quelque chose attire votre attention du coin de l’œil. Vous tournez la tête tout comme les élèves qui descendent des autobus. Un enfant approche, debout sur une seule roue. Il avance par poussées au rythme des coups de pédale. Il semble défier la gravité tant qu’il est difficile de concevoir comment il peut réussir à rester debout. On entend clairement le murmure sur le trottoir. Quelqu’un lance même un « Wow! ».

La réaction s’explique bien sûr en partie par le caractère inédit de la chose. Mais si les enfants aiment tant les monocycles, pourquoi l’utilisent-ils si peu? La première raison qui vient à l’esprit est la difficulté du monocycle. On imagine mal comment apprendre à le manier, ce qui en décourage plus d’un. Il n’existe pas non plus de roues stabilisatrices. Le monocycle est certes fort intéressant, mais tout aussi complexe. Voilà ce qui mijote dans votre tête jusqu’à ce que vous en arriviez à la question ultime : le monocycle pourrait-il avoir un usage pédagogique?

Le monocycle attire l’attention des enfants, c’est un fait. Ce n’est pas pour rien qu’il a vu le jour dans les cirques. Mais y a-t-il de réelles vertus à montrer aux enfants comment s’en servir? Au moins un enseignant est de cet avis : il a d’ailleurs eu droit à une subvention pour acheter dix monocycles pour le programme qu’il pilote. Steve Ahn, enseignant en sciences à l’Abingdon High School en Virginie, s’est en effet vu accorder ce droit pour son club parascolaire à but non lucratif Appalachian Teen Trekkers. Pourquoi avoir fait la demande? Il veut inciter les élèves à combattre l’obésité par des activités parascolaires exigeantes sur le plan moteur (son école construit aussi un mur d’escalade). Et il est convaincu que les élèves répondront à l’appel.

Pour faire progresser les enfants, il faut d’abord capter leur attention, M. Ahn le sait bien. Le printemps dernier, il a reçu le prestigieux prix d’enseignement McGlothlin de 25 000 $ pour le secondaire. En entrevue au Bristol Herald Courier, il a déclaré : « Une bonne partie de mon travail d’enseignant n’a rien d’exceptionnel, mais j’aime tisser des liens avec les enfants. » Il m’a même dit qu’« on serait surpris de voir à quel point les enfants sont curieux d’apprendre des choses difficiles mais excitantes ».

Le maniement du monocycle étant complexe et n’ayant rien de naturel, on peut en déduire des éléments généraux sur l’apprentissage des élèves. Celui qui réussit à cerner les grandes étapes nécessaires à la maîtrise du monocycle peut les appliquer pour nombre d’autres compétences difficiles à acquérir.

Quand mon fils a reçu un monocycle de sa grand-mère à Noël, j’ai aussitôt eu peur que l’engin ramasse la poussière dans le garage. Mon garçon avait, selon moi, une idée bien réaliste de ce qu’il devait faire pour le dompter. Je l’ai encouragé à faire des recherches et à dénicher sur YouTube des vidéos d’autres personnes qui y sont parvenues. J’ai fait mes observations, le plus souvent de loin, et en suis venu à mes propres conclusions sur le processus qu’il a suivi. Maintenant qu’il maîtrise très bien le monocycle, je peux proposer huit étapes qui sont selon moi importantes pour l’apprentissage d’une compétence complexe.

  1. Consacrer du temps pour s’exercer et accepter que la route sera longue. L’objectif ultime (dans ce cas-ci, rouler en monocycle) doit en être un à long terme : il faut s’attendre à ce que le succès n’arrive pas du jour au lendemain. La clé réside dans la pratique régulière et une attention quasi constante. Établissez un horaire de pratique, déterminez votre méthode d’apprentissage et faites-en une habitude. Il faudra une forme de rétroaction pour renforcer l’habitude, notamment l’atteinte d’objectifs intermédiaires (voir étape no 2).
  2. Fixer des objectifs intermédiaires pour favoriser le progrès. Dans le cas du monocycle, il est évidemment bon d’y aller avec la distance parcourue avant de trébucher. Au début, lorsque les distances sont minimes, le nombre de coups de pédales peut suffire : un coup de pédale, puis deux, puis trois… Si mon fils n’a pas eu besoin de récompenses matérielles pour rester motivé, il appréciait en revanche les bons mots concernant ses petites victoires (comme parcourir trois mètres). Il en va de même pour les élèves qui apprennent une compétence complexe : le soutien verbal favorise le progrès.
  3. Faire travailler sa tête. La maîtrise d’une compétence complexe exige de nouvelles connexions nerveuses, ce qui demande de l’énergie. La personne doit porter une attention particulière aux diverses facettes de la compétence. La concentration et le dialogue sont de mise. Parler à soi-même est à cet effet une stratégie intéressante, qu’elle soit innée ou enseignée. On peut par exemple créer des formules de rappel toutes faites comme « Menton levé! » ou « Dos droit! », sans oublier « Continue de pédaler! ». C’est un moyen non seulement de se motiver, mais aussi de garder l’attention sur les choses importantes pour renforcer les connexions nerveuses.
  4. Faire des erreurs et pas toujours les mêmes. C’est une variante de mon cru de la devise « Apprendre de ses erreurs » nécessaire en ce que le monocycle fait faire beaucoup d’erreurs et laisse entrevoir peu de progrès. Samuel Beckett le dit aussi très bien : « Réessayer. Échouer de nouveau. Échouer mieux. » L’apprentissage d’une chose complexe est impossible sans préparation à l’échec répété. On ne progresse pas en corrigeant ses erreurs, mais en modifiant méthodiquement ses actions et en en notant les effets. C’est une étape cruciale souvent oubliée par ceux qui enseignent et apprennent. Éviter les erreurs, c’est éviter d’apprendre réellement.
  5. Observer les autres. L’apprentissage d’une compétence complexe ne se fait pas en solo. La personne doit s’entourer de gens compétents. Dans ce cas-ci, il est rare d’avoir des voisins qui roulent en monocycle; mon fils a plutôt regardé sur YouTube des vidéos de personnes en apprentissage et de virtuoses. Il a aussi apporté son engin à une fête et a demandé à un autre enfant qui en avait aussi reçu un de faire de même pour qu’ils s’exercent ensemble.
  6. Se visualiser à l’œuvre. Se stabiliser sur un monocycle requiert par exemple une très bonne endurance des cuisses. La personne peut diminuer la durée de l’apprentissage en isolant le travail cognitif qu’exige la réalisation de l’activité. Pour ce faire, il suffit de se visualiser attentivement en train de faire l’action pendant l’apprentissage.
  7. Trouver la motivation pour persévérer. L’apprentissage se passe ultimement entre les deux oreilles : c’est un processus de transformation intérieure. Il ne vient pas d’ailleurs, c’est aux élèves de décider qu’il en vaut le coup. La décision peut être soumise à des influences extérieures, mais les élèves déterminent eux-mêmes comment ils les intégreront par rapport à leurs objectifs personnels; mon fils a dit par exemple qu’il voulait apprendre quelque chose de spécial à ses amis. La personne doit trouver la motivation intérieure pour accomplir tout le travail nécessaire une fois l’effet de nouveauté dissipé, l’objectif devenu lointain et l’influence des autres amenuisée.
  8. Devenir l’objet de l’apprentissage. Il y a réellement apprentissage lorsque la personne s’identifie à la chose apprise. Le monocycle deviendra ainsi un prolongement de la colonne vertébrale et les pédales, un prolongement des jambes. Ce qui était inconnu devient connu, ce qui était sauvage a été domestiqué. L’expression ultime de l’apprentissage est l’impression de continuité entre la performance et celui qui la produit. Plus besoin de porter une attention particulière à la tâche parce que les patrons nerveux ont été établis.

Le monocycle est une activité épuisante. Les enfants qui quittent l’école sur leur monocycle emportent avec eux deux grands avantages : celui d’avoir un moyen hors de l’ordinaire de demeurer actifs et en santé et celui de savoir comment apprendre quelque chose de difficile. Le moment n’est certes pas encore venu de prévoir des supports à monocycles à votre école, mais grâce à des enseignants comme Steve Ahn, on a maintenant un parfait exemple de méthode pour inciter les élèves à apprendre des tâches physiques complexes et une bonne raison de croire qu’ils verront l’importance d’apprendre de leurs erreurs.

W. Eric Grossman est professeur adjoint en sciences de l’éducation à l’Emory & Henry College où il se spécialise en enseignement et en apprentissage. Il a beaucoup écrit sur la performance et la motivation dans le magazine Running Times en ligne et dans ses blogues Explore Fatigue et Above Grade.

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