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L’accueil de réfugiés en classe

L’accueil de réfugiés en classe

Par Meagan Gillmore

Adele Rezai se souvient de quelques filles qui ouvraient les fenêtres pour, disaient-elles, enlever l’odeur de ces enfants-là. Tout s’est passé si vite : les élèves quittaient le cours d’anglais, et Rezai préparait son prochain cours, celui de géographie. Rezai enseigne depuis plus de 20 ans à Toronto, et c’est à ses yeux l’une des pires choses qu’elle ait vues.

« J’ai modifié le programme du cours de géographie cette fois-là, et j’ai traité de géographie humaine », dit-elle. Elle y a expliqué en quoi les commentaires qu’elle avait entendus faisaient un lien entre l’odeur et un certain groupe d’élèves de son école.

C’est une question qui la touche personnellement. Sa fille et elle sont arrivées à Toronto en novembre 1985. Originaires d’Iran, elles avaient passé des mois dans un camp de prisonniers de guerre poussiéreux et bondé, près de la frontière irako-saoudienne. Rezai a appris l’anglais de manière autodidacte en lisant des livres fournis par le Comité international de la Croix-Rouge.

Elle s’est installée au Canada, résolue à déployer tous les efforts possibles pour en faire sa patrie. En Iran, elle enseignait dans une école secondaire. Ici, elle a travaillé dans des usines et des bureaux avant de suivre une formation en enseignement et de commencer à enseigner. Elle aime particulièrement travailler auprès des réfugiés. « J’ai vécu ce qu’ils vivent, explique-t-elle. Je sais ce que c’est. »

Ce n’est cependant pas le parcours de tous les enseignants. Dans un contexte où des milliers de réfugiés syriens sont accueillis en Amérique du Nord, il y aura beaucoup d’enseignants pour qui ce sera une première d’enseigner à des enfants immigrés. La tâche peut sembler dantesque. Les enseignants ignorent même parfois qu’un nouvel élève s’est inscrit à leur classe et ne se sont donc jamais familiarisés avec le conflit que fuient leurs élèves. Il y a en temps normal un flot constant de réfugiés, mais la situation actuelle est exceptionnelle en raison du nombre important de personnes qui arrivent dans un court laps de temps.

Ce qu’il y a de si spécial avec le fait d’enseigner à des réfugiés, c’est peut-être qu’il met en relief toutes les qualités requises d’un bon enseignant : redécouvrir l’importance d’apprendre, répondre adéquatement aux besoins des élèves, écouter ce qu’ils ont à dire et faire preuve d’une grande force de caractère.

« Il est important de rassurer les enseignants en leur confirmant qu’ils ont les aptitudes et les connaissances nécessaires pour bien travailler avec les élèves », fait savoir Kristiina Montero, professeure en enseignement à l’Université Wilfrid-Laurier à Waterloo en Ontario, qui étudie l’apprentissage de l’anglais chez les enfants réfugiés.

Les techniques d’enseignement aux réfugiés s’appliquent à tous les élèves. Tout le monde bénéficie d’un environnement calme et structuré et d’une routine bien établie. Tout nouvel élève a besoin d’un camarade pour lui montrer l’école et s’amuser avec lui aux récréations, qu’il vienne d’un autre conseil scolaire ou d’ailleurs dans le monde.

« Un lieu sûr pour les élèves réfugiés est un lieu sûr pour tous, explique Montero. Ça ne se fait au détriment de personne. »

Les élèves réfugiés ont indéniablement connu des situations bien différentes de celles de leurs camarades de classe. Ils ont dû fuir pour éviter les persécutions et la guerre. Certains ont parcouru non sans peine de longues distances sur terre ou sur mer sans savoir où ils allaient. Leur sécurité n’est pas assurée. Certains se sont cachés dans la forêt, d’autres ont vu leur maison détruite. Des enfants ont été témoins de l’assassinat de leur parent. D’autres encore ont été abusés ou torturés. À cela s’ajoute le stress de s’installer dans un nouveau pays, d’apprendre une nouvelle langue et de rencontrer de nouvelles personnes. Le but des réfugiés n’est pas que d’améliorer leur sort : ils sont partis pour échapper à la mort.

L’éducation est la clé de l’épanouissement.

« L’espoir que donne l’éducation est le seul moyen qu’ils ont de se sortir de la pauvreté ou de la misère qu’ils ont connue », indique Jan Stewart, professeure à l’Université de Winnipeg et auteure de Supporting Refugee Children: Strategies for Educators.

Toutefois, l’éducation ne se fait pas sans embûches. Parfois, l’élève n’a pas fréquenté l’école des années durant. Les traumatismes passés peuvent entraver l’apprentissage. L’élève risque de faire des cauchemars la nuit et donc de peiner à rester éveillé à l’école. Il peut être ultravigilant, avoir peur de quitter la classe ou demeurer en retrait et silencieux. Ses parents pourraient ne pas être en mesure de l’aider parce qu’ils ne comprennent pas la langue ou qu’ils cumulent les emplois; il arrive même que l’enfant travaille. L’enfant peut se sentir mal à l’aise de demander de l’aide à l’enseignant. Dans certains pays, les enseignants sont perçus comme des figures d’autorité, pas comme des gens avec qui on entretient des relations, ajoute Stewart. Les parents de l’élève n’ont peut-être pas non plus l’habitude de faire affaire avec un enseignant.

Les gens pensent souvent que les réfugiés sont illettrés. « C’est faux, rétorque LeeAnn Brownell, enseignante en anglais langue additionnelle à Halifax. Dieu m’en garde, quelque chose pourrait se produire à Halifax et nous pourrions devenir nous-mêmes des réfugiés. Je suis instruite. Je suis une professionnelle. » Beaucoup de réfugiés sont doués sur le plan linguistique… seulement, pas en anglais. Ceux qui ont des failles à ce chapitre, même dans leur langue maternelle, peuvent recevoir du soutien supplémentaire. On trouve à certains endroits des classes spéciales pour les élèves dans cette situation, des classes différentes de celles d’anglais langue additionnelle traditionnelles.

L’encadrement varie d’un endroit à l’autre. Certains élèves auront la chance de travailler avec un enseignant d’anglais langue additionnelle dans la classe pendant certaines périodes. D’autres recevront des directives supplémentaires à l’extérieur de la classe. D’autres encore auront une combinaison des deux. Mais l’enseignant en classe a un rôle à jouer. Étant donné qu’il importe que l’élève puisse utiliser sa langue maternelle, l’enseignant pourrait effectivement lui accorder ce droit pour certains devoirs. L’enseignant pourrait utiliser Google Traduction ou demander à un élève qui parle la langue de l’aider à traduire. Brownell encourage les enseignants à suspendre des drapeaux de divers pays dans la classe ou à afficher des panneaux dans différentes langues. Elle encourage souvent les élèves à créer des affiches avec les mois, les jours de la semaine, les couleurs et les chiffres dans leur langue maternelle.

Le rôle des enseignants ne s’arrête pas là. Ils peuvent aider les familles à l’extérieur de la classe. Ou fournir un service de garderie pour les rencontres entre enseignant et parents ou leur permettre d’y emmener leurs plus jeunes enfants. Ou encore prendre les mesures nécessaires pour que les familles puissent lire l’information envoyée à la maison ou envoyer de l’information en anglais à quelqu’un dans la famille qui parle aussi la langue de Shakespeare.

Les élèves apprennent et s’adaptent tous différemment. Dans certains cas, réussir peut se résumer à passer une journée sans pleurer ou à tenir un crayon correctement. Les enseignants ne devraient pas s’inquiéter si un élève prend plus de temps à saisir une notion ni présumer qu’il lui faut un plan d’apprentissage personnalisé. « La vie des enfants est bouleversée sur tous les plans. Les enseignants ne doivent pas être si durs envers eux-mêmes », argue Brownell.

Les activités n’exigeant pas de communication verbale ou écrite se révèlent particulièrement utiles : les sports, la danse, les arts plastiques, la musique instrumentale. L’art du récit peut aussi établir des ponts entre différentes langues et cultures. « La manière de raconter les choses diffère d’une culture à l’autre, mais tout le monde se raconte des histoires », soutient Koreen Geres, enseignante d’anglais langue additionnelle à Saskatoon.

Ceux qui écoutent une personne parler d’une expérience traumatisante se voient assaillis d’un poids sur les épaules, ajoute-t-elle. « Si je peux prendre le flambeau un moment, je donne du lest à cet élève. Je ne peux pas effacer ce qui s’est passé, dit-elle, mais je peux le soulager un peu de ce poids et lui donner la chance de se détendre. »

L’information peut arriver de nulle part, comme le mentionne Brownell. Un jour, alors qu’elle enseignait la gestion du stress, un garçon lui a décrit dans les moindres détails comment son meilleur ami avait été frappé par un char d’assaut pendant qu’ils jouaient au soccer. Il s’est senti mal lorsque les yeux de Brownell se sont remplis soudainement d’eau. Les élèves parlent de bombes et d’explosions, « puis ils changent de sujet et se remettent à travailler », note-t-elle.

Les enseignants doivent écouter, se montrer empathiques et réconforter l’élève s’il montre des signes de détresse. Mais les enseignants ne sont pas des thérapeutes. Si un élève affiche des signes de détresse avancée, il faut l’acheminer aux personnes qualifiées. C’est au thérapeute qu’il revient de demander à l’élève s’il a vu quelqu’un se faire tuer, pas à l’enseignant. Il ne faut jamais forcer un élève à raconter ce qui lui est arrivé.

« Il n’est pas toujours bon de demander à un élève de raconter son histoire », dit Stewart. L’élève peut subir un nouveau traumatisme. « Nous devons respecter le fait que certaines personnes sont très repliées sur elles-mêmes et qu’elles ne souhaitent pas ce genre de chose. »

Il ne faut pas tomber dans le sensationnalisme. « On doit faire attention à notre perception des gens qui viennent de pays en conflit, ajoute Stewart, parce que, dans de nombreux cas, leur histoire en est une de résilience, de force et d’espoir, et ils sont beaucoup plus heureux que même beaucoup d’entre nous. » Les écoles doivent se montrer utiles et non verser dans la pitié.

« Ce sont des personnes résilientes. Et fortes, exprime Stewart sur les réfugiés. Ils ont probablement plus d’aptitudes que vous n’en avez. Alors, la pitié, on laisse faire! »

L’arrivée des réfugiés syriens s’arrêtera un jour. D’autres nouvelles domineront la sphère politique. Mais les enseignants continueront d’accueillir des réfugiés.

« L’attention accordée par les médias sur les réfugiés syriens jette la lumière sur les pratiques existantes », affirme Kimberley Pividor, directrice de la George Webster Elementary School à Toronto où un réfugié syrien s’est inscrit en janvier et que fréquentent des réfugiés roms depuis des mois déjà.

Dans une certaine mesure, accueillir un enfant réfugié, c’est comme arriver dans un nouveau pays. Les gens ont peur et sont déroutés. Ils doivent demander de l’aide. On fait des erreurs et on en tire des leçons. C’est peut-être une tâche difficile, mais les enseignants en redemandent. Le bonheur n’est jamais bien loin.

La résilience des élèves les rend attachants pour leurs enseignants.

« J’étais pas mal gêné d’être réfugié plus jeune », dit James Nguyen, qui est arrivé du Vietnam en 1981. Il avait six ans et a appris l’anglais en un rien de temps. Mais son nom vietnamien, Lam, l’a laissé en proie aux moqueries (les jeunes l’appelaient lamb chop, ou « côtelette d’agneau »). L’argent se faisait rare. « Quand on n’a presque rien, l’argent ne manque pas », explique-t-il. Il a d’ailleurs été surpris lorsque des camarades lui ont dit qu’il n’avait pas reçu beaucoup de cadeaux parce qu’il n’avait probablement pas été gentil.

Les enseignants doivent être conscients de ces pressions sociales, ajoute Nguyen, qui garde en mémoire les gens qui l’ont intégré dans le milieu sportif ou qui expliquaient aux autres pourquoi il était inapproprié de se moquer de quelqu’un.

Ils ont aussi le rôle de rappeler aux élèves qu’ils sont sur le chemin de l’espoir.

Comme le formule Nguyen, qui a parrainé des réfugiés, « peut-être avez-vous aujourd’hui honte parce que des enfants rient de vos vêtements, mais, un jour, vous serez fier de qui vous êtes. »

Meagan Gillmore est rédactrice et correctrice pigiste à Toronto en Ontario.