Le jeu change de nature
Par Martha Beach [Translate]
Par un doux après-midi d’automne, quelques enfants courent dans l’aire de jeu McCleary, dans le quartier de Leslieville à Toronto. McCleary se trouve juste au sud de la rue Queen est, très passante, dans un quartier résidentiel tranquille. Herbe et copeaux de bois couvrent le sol ; troncs, rochers, arbustes sont répartis dans ce petit enclos. Les enfants gambadent entre les arbres au milieu des écureuils, grimpent sur les rochers et se hissent pour être les premiers en haut de troncs empilés. Deux enfants jouent là pendant une dizaine de minutes avant de remarquer un toboggan orange vif ; après deux glissades chacun, ils décident de s’en servir pour jouer au train.
Cette aire de jeu arborée marque une nouvelle tendance. Il s’agit d’une aire naturelle constituée d’allées, d’arbres, de buissons, de troncs et de rochers du Bouclier canadien. Le seul élément traditionnel est le toboggan. Pas de balançoires, pas de cages à poules ni de bascules, et pas de couleurs vives — rien en plastique ni en métal.
Les aires de jeu naturelles sont un exemple d’un changement de conception du jeu. Au cours des dix dernières années, des spécialistes ont relevé de nombreux problèmes avec le matériel ludique classique et les jouets trop structurés. Selon la nouvelle conception des jouets et des parcs, les enfants apprennent et se développent en dehors des adultes. Tous les parents ne connaissent pas les aires de jeu non structurées ; beaucoup de collectivités n’ont pas les moyens d’en avoir et nombreuses sont celles qui préfèrent les aires ordinaires équipées d’éléments structurés.
Dans tout le pays, on installe depuis dix ans des aires de jeu structurées qui ne favorisent que la motricité globale. Ces aires sont pensées pour une seule utilisation : une petite plateforme avec un toboggan et un mur d’escalade non accessibles à tous les enfants. Elles sont construites pour l’enfant déjà physiquement et mentalement développé. Les aires de jeu structurées ne permettent qu’un type de jeu fixé à l’avance, dicté essentiellement par les limites de l’équipement — de même que les jouets structurés n’ont qu’une seule utilisation.
Diminuer l’intervention de l’adulte est la première étape pour s’éloigner du jeu structuré. « Le jeu ouvert permet aux élèves d’interagir les uns avec les autres, et non pas avec des adultes », précise Michael Martins, professeur d’éducation physique à l’Institut d’études de l’enfant, rattaché à l’Institut d’études pédagogiques de l’Ontario/Université de Toronto (IEPO/UT). De nouvelles conceptions peuvent réussir à changer le comportement de l’enfant, mais c’est le comportement de l’adulte qu’il faut changer. « Les adultes ont la fâcheuse habitude de penser qu’ils savent mieux que personne », dit Adam Bienenstock, propriétaire et fondateur de Bienenstock Natural Playgrounds. Les parents ont tendance à rester autour et à structurer les jeux pour les enfants. Et c’est pourquoi il y a – ô ironie – une aire de jeu naturelle au milieu de High Park, en plein cœur de Toronto. Selon Adam Bienenstock, « on craint de les laisser aller et venir à leur guise ».
Il existe pourtant une nette différence entre intervenir et surveiller. Le changement de nature du jeu veut dire que les adultes n’ont besoin ni d’intervenir ni d’aider dans les jeux et les activités, s’ils s’assurent simplement que les enfants ne montent pas sur des rampes élevées ni ne poussent des plus jeunes sur une balançoire. Ceci dit, les enfants qui viennent dans ces nouvelles aires de jeu ont néanmoins besoin d’être surveillés. Heureusement, les nouvelles structures ludiques ne comportent ni hautes plateformes, ni longs toboggans, ni cages à poules, ce qui signifie moins d’occasions de se blesser et, partant, moins de surveillance étroite de la part des enseignants ou des parents. Tout ceci contribue à des jeux plus indépendants pour les enfants.
Laisser les enfants jouer tout seuls stimule leur apprentissage. « Le jeu non structuré et interactif permet d’apprendre à résoudre les problèmes », dit M. Martins. Le jeu ouvert développe la sociabilité de l’enfant, son esprit de coopération, son ambition créative et son imagination. Lorsqu’on laisse les enfants travailler et jouer par eux-mêmes, on leur permet d’apprendre à trouver des solutions.
Mis à part leurs avantages sur le plan pédagogique, les nouvelles conceptions sont mieux que les structures classiques, notamment en termes de durabilité. Le matériel en métal finit toujours par s’user, rouiller ou se casser. « Les rochers, c’est du solide », précise Adam Bienenstock. Par ailleurs, le matériel non prescrit est polyvalent. « Vous mettez un rocher, il devient une voiture, une locomotive ou un bateau », ajoute-t-il. « Avec une voiture en plastique ou en métal, une fois qu’elle est cassée, c‘est terminé. » Ce sont les mois d’hiver qui en révèlent la véritable valeur. Avec une structure classique, en hiver, les enfants ne peuvent pas faire grand-chose, alors que s’ils disposent d’objets divers, ils peuvent encore faire de la construction sur les rochers, les collines et les troncs, même si le sol est gelé, mouillé ou couvert de neige.
Trois conceptions d’aires de jeu ont retenu l’attention : les aires naturelles, les aires avec objets divers et les équipements centrés sur développement de la motricité fine. Les spécialistes ont d’abord relevé les aspects à développer, puis les concepteurs, les architectes et les spécialistes de l’enfance ont proposé des solutions. C’est maintenant aux collectivités de trouver la meilleure démarche pour aborder le jeu ouvert.
Les aires de jeu naturelles sont ouvertes et ont de multiples champs d’application. Adam Bienenstock considère qu’il y a autant d’options que de possibilités offertes par la nature. De nos jours, beaucoup d’enfants n’ont guère l’occasion d’apprendre à l’extérieur. « Quel dommage de manquer une telle occasion ! », ajoute Nate Habermeyer qui travaille à Evergreen, fondation assurant une coordination entre les collectivités et les écoles dans le but de resserrer le lien entre les villes et la nature. Les aires de jeu naturelles offrent aux enfants des occasions de jouer, d’apprendre et de se développer. Puisqu’il n’y a ni plateformes ni escaliers, les enfants ayant un handicap physique ou mental peuvent y jouer. « Si vous ne devez faire qu’une chose, dit Adam Bienenstock, plantez un beau gros arbre. » L’ajout d’un rocher, d’un tronc d’arbre, de gros buissons et d’allées amène aussi les enfants à explorer la nature.
Une autre façon d’explorer pour les enfants se fait par les aires avec objets divers, qui tout en étant ouvertes et à applications multiples, comme les aires de jeu naturelles, proposent néanmoins une démarche différente. Elles comportent différents matériaux permettant de construire, tels que des boîtes, des caisses, des cadres en forme de A, des morceaux de bois, des planches et même d’énormes blocs de polystyrène, mais aucune structure à escalader. Les enfants construisent leur propre espace ludique. Plusieurs ont été construites à New York au cours des dernières années, comme le Brooklyn Bridge Park et l’Imagination Playground, tout récemment rénovés. En fin de journée, les employés (américains) des aires avec objets divers enferment tout dans un abri jusqu’au lendemain. N’importe quel enfant peut jouer dans un tel environnement. Ensemble, les enfants construisent leur espace et trouvent des solutions aux difficultés qu’ils rencontrent.
Récemment, les fabricants ont aussi essayé de créer des structures ouvertes qui permettent d’acquérir des techniques de construction. Ils ont conçu du matériel qui stimule l’imagination de l’enfant et développe sa motricité fine. Evos est une nouvelle ligne d’équipement ludique créée par Landscape Structures, entreprise du Minnesota. À Edmonton, l’école Greenfield a installé quelques-unes de ces structures l’an dernier. Les structures ludiques Evos n’ont aucun point d’entrée ou de sortie fixé, et pour y grimper, les enfants doivent à la fois réfléchir et faire travailler leurs muscles. Les équipements Evos sont accessibles à partir du sol, bien qu’un bon nombre nécessite de grimper, ce qui exclut certains enfants.
Les structures ouvertes comme celles d’Evos risquent d’avoir du succès car tout le monde n’est pas d’accord sur les défauts des aires de jeu structurées. « Je ne crois pas que le matériel imposé soit une mauvaise chose. Les deux types ont du bon. L’important, c’est de permettre aux élèves de faire ce qu’ils veulent avec ce dont ils disposent », affirme Michael Martins. « Pour autant que les enfants ont un défi à relever, c’est positif. Faire en sorte que les élèves soient plus actifs et interagissent l’un avec l’autre est une très bonne chose. » L’essentiel, c’est l’équilibre. « Il existe une différence entre ce que l’on impose et ce que l’on suggère », ajoute Adam Bienenstock. Procurer des outils pour créer des jeux est suggestif ; le jeu se développe en fonction de l’imaginaire de l’enfant. Michael Martins est d’accord : « Proposer aux élèves le matériel qui leur permette de faire du jeu ce qu’ils veulent est vraiment important ».
Allier le vieux matériel et les nouveaux concepts peut rajeunir une aire de jeu. Pour beaucoup de collectivités, le coût d’une aire de jeu innovante reste encore inabordable. Lorsqu’une collectivité, une école ou un groupe n’a pas les moyens de financer une nouvelle aire de jeu, la Fondation Evergreen intervient et organise une levée de fonds. Selon Adam Bienenstock, un matériel neuf peut coûter 20 000 $, 50 000 $, voire un million de dollars. Mais il en est de même d’une aire de jeu naturelle. La conception, la construction et l’installation d’une aire de jeu de n’importe quel type exigent temps et argent. Plus la conception est sophistiquée, plus il y a de règlements à respecter. Les coûts s’envolent lorsque les conceptions doivent respecter la réglementation en vigueur établie par l’Association canadienne de normalisation, ce qui demande davantage de temps et de compétences. Adam Bienenstock estime que le manque de bon sens des adultes et les règlements coûtent chers, mais il juge que le jeu en vaut la chandelle. Il pose la question : « Comment peut-on évaluer la valeur du jeu ? ». Pour lui, cette valeur doit être estimée en fonction du temps d’utilisation de l’aire en question. Dépenser de l’argent pour des structures qui passent le test du temps est toujours un bon investissement.
Les aires de jeu naturelles, les aires avec objets divers et les systèmes tels que ceux proposés par Evos offrent tous des solutions novatrices et ouvertes au problème du jeu structuré. « Le jeu, c’est le travail de l’enfant, affirme Adam Bienenstock ; c’est sa façon d’apprendre ». Les nouvelles conceptions nous aident à modifier notre démarche vis-à-vis de la façon dont l’enfant joue. Les aires de jeu ouvertes et les jouets non structurés sont de plus en plus répandus. Mais ce sont des solutions nouvelles à un vieux problème. À long terme, nous ne savons pas quelle nouveauté – aire de jeu ou jouet onéreux – se révélera la meilleure. Tout ce que nous savons c’est que la majeure partie de la vie d’un enfant est structurée. Il faut maintenant prendre du recul et les laisser jouer, faire l’expérience du monde par eux-mêmes, apprendre des choses nouvelles sans l’aide des adultes et, ce qui est le plus important, s’amuser.
Martha Beach est étudiante en journalisme à l’Université Ryerson de Toronto et elle s’oriente vers le secteur des magazines. Elle a à son actif des articles de fond et d’autres sur le mode de vie, du travail éditorial et de vérification de sources.